L’avant et l’après

Je trie tout, en ce moment.

Comme beaucoup de personnes depuis le premier confinement, je jette tout ce qui n’est pas essentiel, j’élimine ce qui ne scintille pas de joie, je marie-konde mon existence. En anglais, ils appellent ça to declutter, se débarrasser de ce qui encombre. Je ne sais pas encore comment me débarrasser de moi-même, mais c’est un début.

C’est ma nouvelle obsession, tous ces trucs d’américains blancs et riches qui en ont marre d’être riches, le minimalisme, le zéro déchet, le slow living et les brosses à dents en bois. C’est le terme slow living qui m’a frappé de plein fouet. Surtout le jour où je me suis surpris à garder un œil sur ma boite mail pro tout en en faisant défiler mon fil instagram, avec une vidéo youtube en fond sonore. Le tout pendant ma pause déjeuner.

Je trie, donc. Je fais des listes, des méta-listes, des plannings, je rentre toute ma vie dans un bullet journal avec plein de petites cases à cocher (camarades psychologues, bonjour.) Bref, je ne suis plus encombré d’affaires, juste de piles d’affaires à jeter. Ce matin, j’ai sorti un sac rempli de vieux papiers parce que je n’en pouvais plus de l’avoir sous les yeux. Je l’ai balancé dans le conteneur avec une rage rentrée, impalpable, dont je ne saisissais pas la cause.

Pourquoi ce rejet si soudain de ces affaires que j’avais trimballées si longtemps ? Moi qui ai passé ma vie entière à tout conserver dans mes carnets d’enfants, mes journaux intimes de collège et mes films de vacances au lycée ; moi qui ai retrouvé, il y a quelques jours, un ticket de caisse de fast-food daté de 2016 que j’avais gardé par nostalgie. Pourquoi cette obsession pour les plannings et le futur, alors que j’ai passé vingt-deux ans cramponné au passé ?

Mes parents divorcent cette année et ma maison d’adolescence vient d’être vendue. On est débordés de cartons, de scotch kraft (à répéter dix fois très vite) et de dix années de souvenirs dont on ne sait pas trop quoi faire. Mais, étant donné la situation, mes family issues sont anecdotiques. Parce qu’il n’y a pas que mes peluches et mes dessins de maternelle que je dois lâcher. Y a tout le reste. La fameuse vie d’avant, de juste avant, quand on marchait dans la rue à 18h30 et à visage découvert.

J’essaie de rationaliser. De combler le vide. Je trouve des excuses, des béquilles. Aller au cinéma ne me manque pas, j’ai déjà tellement de films en retard dans ma liste Netflix de toute façon. Aller à des rencards (pardon, des dates) ne me manque pas, je préfère me dédier aux relations que j’ai déjà et à mes projets créatifs. Voir mes amis ne me manque pas, on joue à Among us et puis iels habitent loin de toute façon. Aller au restaurant ne me manque pas, c’est plus valorisant et écolo d’apprendre à cuisiner et découvrir des nouvelles recettes. Non ? 

Je hais les tweets qui passent de plus en plus souvent : “Qu’est-ce qui vous manque le plus depuis le confinement ?” “Si tu avais une journée entière sans aucune restrictions, qu’est-ce que tu ferais ?” C’est du même niveau que “le seul objet que tu prendrais avec toi sur une île”, question que je trouvais particulièrement conne jusqu’à ce qu’on soit tous sur notre île virtuelle, coupé de notre vie normale. Je hais ces tweets parce qu’ils sont un rappel de ce deuil collectif que l’on doit faire, le deuil de l’avant, et des gens qu’on a perdu, aussi.

Je ne supporte plus de penser au passé parce que ça me rend triste.

Dans la vie, il y a des périodes où l’on s’isole et d’autres non, des périodes de travail intense auxquelles succèdent le repos, des moments où l’on accumule, des moments où l’on jette. Bien avant que Rose-Apolline et Jean-Côme nous fasse une vidéo spéciale “zéro déchet” sur Brut, les taoïstes chinois l’avaient bien compris : c’est la théorie du vide et du plein. Impossible de faire le vide si tu ne possèdes déjà pas quelque chose au départ, et inversement. Le Yin, le Yang, tout ça. Mais je m’égare. Quoi qu’il en soit, aucun humain n’est conçu pour travailler non-stop sans jamais se distraire ni se recharger, ni pour rester oisif chez soi sans tâches à accomplir. La clé, c’est de trouver l’équilibre et, avec les contraintes actuelles, c’est plus difficile que jamais.

Alors, peut-être que j’achète trop de fringues et de nourriture pour combler le vide. Peut-être que je me cramponne à ce vieux ticket de fast-food qui pue la déprime pour garder un souvenir du monde d’avant, et tant pis si ça ne scintille pas de joie. Et dans le même temps, je balance le reste de mes affaires pour équilibrer le trop-plein de souvenirs, de regrets, d’angoisse.

Je trie tout, en ce moment. Je crois que c’est ma manière de faire de la place pour la suite.

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